Toulouse - vendredi 25 juin 1875
crue de la Garonne
Quelques rectifications à notre article d'hier. Ce n'est pas M. Guiraud qui a été tué par la chute des maisons, mais son gendre, M. Wolfart, ancien commissaire du gouvernement au conseil de guerre.

M. Garrigues, avocat, n'a point péri, comme on nous l'avait [fait] craindre, mais on nous dit que sa mère a été ensevelie sous les décombres.

A propos d'un sauvetage, qui a été opéré aux Sept-Deniers, on nous avait annoncé la mort du nommé François-Hippolyte Joanny, artilleur au 23e régiment, dont le père habite Montauban. Nous apprenons aujourd'hui que ce brave militaire a été sauvé.

S'étant porté bravement au secours des inondés qui se trouvaient près l'Embouchure, le bateau qui le portait ainsi que 2 mariniers, fut entraîné le mardi soir et après avoir butté contre un arbre s'y abîma. Joanny, après avoir passé 8 heures dans l'eau et sur cet arbre, a pu être sauvé seulement le jeudi matin, après la grande baisse.

Informé de cela, M. le préfet a chaleureusement félicité l'artilleur Joanny sur la belle conduite et sur le dévouement dont il a fait preuve.

Le brigadier Ligonet, des dragons, est signalé pour avoir opéré plusieurs sauvetages, femmes, enfants, hommes, accompagné du maréchal-des-logis Billou, du 23e d'artillerie, et d'un inconnu civil qui, avec sa voiture, a fait bravement son devoir ; on nous dit aussi qu'après avoir réquisitionné une barque, ils ont redoublé de zèle et fait de nouveaux sauvetages.

Il paraît que l'on a des craintes sérieuses pour l'hospice de la Grave.

Tous les malades ont été transportés dans la journée d'hier à l'hôpital militaire, et le reste du personnel a été dirigé sur d'autres points.

Si un nouveau malheur se produit, on est sûr ainsi qu'il ne fera pas de nouvelles victimes.

On nous annonce que la ligne du chemin de fer de Toulouse à Bordeaux reprendra son service régulier ce soir ou demain matin au plus tard.

L'interruption n'avait pas pour cause, comme on l'avait cru d'abord, la chute d'un pont ou autres dégâts à la voie.

A Lespinasse, la Garonne, dans sa crue, avait déversé de l'eau dans le canal Latéral sur une longueur de 500 mètres. Le canal, ne pouvant pas la contenir, a cédé à la pression, et une longue brèche s'était ouverte, inondant à son tour la voie du chemin de fer sur une grande longueur.

Dès que la Garonne s'est retirée, on a mis des ouvriers à l'œuvre et la brèche sera réparée ce soir.

Pareil accident s'était produit à Moissac, mais sans avoir la même importance.

La partie de Tounis, située sur la petite rivière, a beaucoup souffert ; presque toutes les maisons se sont écroulées.

Les nouvelles du dehors sont des plus alarmantes, mais on doit se garder d'accueillir les informations colportées par les voyageurs qui parlent de villes détruites, de déviation de rivières, de montagnes déplacées, etc. Ce qu'il y a de certain c'est que les malheurs sont des plus grands. Mais il est sage d'attendre que les communications soient rétablies.

Croix-de-Pierre

En entrant sur la promenade du Cours Dillon, un spectacle désolant frappe les regards.


Depuis l'ancien Château d'eau jusqu'à la rue du Pont-Vieux, toutes les maisons sont en ruines. Seule, la façade du n°37, qui forme l'autre angle de cette dernière rue, est debout et entourée de ruines. Les murs élevés qui partent de cette rue et se continuent jusqu'à l'extrémité de la rue Laganne, ont été détruits dans toute leur longueur.

La rue Laganne est encore noyée en partie, celle qui est à découvert donne une idée de la violence des eaux en cet endroit. Les pavés ont été enlevés sur une surface étendue, et la rue est profondément ravinée.

La plupart des escaliers qui conduisent du cours Dillon dans la rue sont enlevés. A partir de la rue Peyrolade jusqu'à la porte de fer, les maisons sont encore debout, sauf le n°11 portant l'enseigne d'un coiffeur dont l'intérieur est complètement démoli.

Nous franchissons la porte de fer et nous arrivons au Fer-à-Cheval. La désolation est inouïe. Pour si loin que l'on puisse apercevoir du côté de l'avenue de Muret, on ne voit que maisons détruites, et d'autres que l'on déménage et qui menacent ruines. On craint pour la minoterie. Le propriétaire de la maison qui porte le n°95 a été retiré des décombres. Les habitants du quartier nous assurent que, depuis le commencement de l'avenue jusqu'à l'embranchement de Lafourguette, presque toutes les maisons sont démolies.

Nous revenons sur nos pas, et, laissant la rue Sainte-Lucie qui est à trois-quarts démolie, nous entrons dans l'allée de Garonne qui a été furieusement ravinée. Une quinzaine de maisons sont à terre ; quant aux rues latérales, rue des Teinturiers, des Feuillantines, etc., et à la rue Villenouvelle qui conduit de la rue des Teinturiers à la place Intérieure-Saint-Cyprien, elles sont complète-ment en ruines. C'est dans cette rue que se trouvaient les fonderies Bourges et Delpy.

Au bout de l'allée de Garonne se voit encore un fourgon d'artillerie renversé, à moitié couvert de décombres ; les quatre chevaux qui le conduisaient sont étendus morts à la même place. Ils ont dû être enlevés cette après-midi.

Ces pertes matérielles sont immenses, mais que de victimes doivent avoir été frappées ! On nous assure que l'on en a trouvé un certain nombre tout près du jardin des Feuillants. La rue Varsovie, très populeuse, qui va de la rue de Cugnaux à la place Roguet, a été détruite en très grande partie. On nous dit que, dans la rue de Cugnaux, une maison appartenant au ténor Dufrêne, s'est écroulée ce matin et qu'un incendie s'y est déclaré.

Le faubourg Saint-Cyprien

Tout danger a aujourd'hui disparu ; les eaux de la Garonne sont rentrées dans leur lit, la crue est à peine sensible.

Nous avons voulu ce matin nous rendre compte des ravages occasionnés par le débordement et nous nous sommes transportés au faubourg Saint-Cyprien.En quittant la tête du pont du côté de l'hospice, nous nous dirigeons vers la place Laganne qui n'est plus qu'un monceau de ruines. Les grilles qui entourent l'ancien château-d'eau sont renversées sur la chaussée. Dans la rue de la République, la plupart des maisons se sont écroulées. L'eau avait atteint une hauteur de deux mètres. Les marchandises que contenaient les magasins sont dispersées sur les trottoirs, mêlées à des ustensiles de cuisine, à des paquets de linge, à des meubles de chambre à coucher et de salon.

Il ne reste qu'une maison dans la rue Courte. Les débris sont entassés pêle-mêle et offrent au regard le plus lamentable spectacle. Par-ci, par-là, des femmes pleurent. Un modeste mobilier était toute leur fortune et elles n'ont plus rien.

La place du Chairedon n'a pas été moins maltraitée. Les magasins de MM. Laffitte et Estrade, droguistes, sont complètement détruits. Il en est de même de la maison de M. Olivier. En beaucoup d'endroits il ne reste que les murs de façade lézardés et menaçants ruines. La plupart des maisons qui paraissent intactes ont été fortement ébranlées par les eaux. Elles n'offrent aucune sécurité. M. l'architecte de la ville fait des constatations peu rassurantes pour les habitants. Des factionnaires sont placés le long des maisons et engagent les passants à se tenir au milieu de la rue.

A ce moment, un fourgon d'artillerie passe emportant le cadavre d'un vieillard. Un prêtre est debout dans le fourgon. Les passants se découvrent avec respect devant le cadavre.

Nous arrivons à l'extrémité de la rue de la République. L'hôtel Massabiau, où se trouvaient les carmes, est littéralement détruit. La maison qui était située à côté est complètement ouverte par suite de l'effondrement de la façade. On remarque au deuxième étage une bibliothèque garnie de livres, des effets suspendus, une commode en place, des chaises, des fauteuils, une table sur laquelle se trouve un petit chat qui miaule est qui voudrait bien quitter la place. Plus loin, sur un amas de matériaux et de meubles, un chien épagneul pousse des hurlements plaintifs.

Nous arrivons place Extérieure-Saint-Cyprien. Toujours [le] même spectacle désolant. A une fenêtre du premier étage d'une maison dont il ne reste que la façade, de magnifiques fleurs s'étalent et semblent braver le destin. La chaussée est complètement ravinée. L'eau a ébranlé les pierres sur lesquelles s'appuient les portes de fer de l'ancienne barrière. Une de ces portes a été renversée.

M. le préfet et M. le commissaire central donnent des ordres pour préserver les passants des dangers qu'ils pourraient courir.

Sur les allées de Garonne, le sol est ouvert en plusieurs endroits à plus d'un mètre de profondeur tant a été grande la force du courant. L'avenue de la Patte-d'Oie est dans un état navrant. Les murs de clôture des parcs et jardins ont été renversés. La distillerie Durban a été emportée. L'auberge de la Femme-sans-Tête est en ruines. Les petits industriels qui se trouvaient à droite en allant du côté du Rond-Point, sont sur le pavé.

On assure qu'au moment de l'inondation quatorze personnes se trouvaient dans l'auberge de la Femme-sans-Tête. Quand se produisit l'écroulement, sept d'entre elles purent heureusement s'accrocher aux fenêtres ; les autres furent ensevelies sous les décombres.

Rue Villeneuve, les maisons s'affaissent peu à peu. Quelques gitanos soignent des chevaux et essaient de rassembler leur mobilier presque détruit. La rue des Trois-Canelles n'a plus que deux maisons debout. Un habitant du quartier affirme que plus de 15 personnes ont été entraînées et gisent sous les débris.

Les gitanos qui habitent la place du Ravelin ont étalé leurs meubles en plein air. Il y a là de vieilles guitares, des os de cheval, de grands bahuts, des chapeaux défoncés et foule de détails des plus drôles. Beaucoup de maisons sont en ruines.

La rue des Fontaines est presque détruite. La route de Tournefeuille est encore en partie inondée. Nous sommes obligés pour nous rendre sur la route de Bayonne de faire le tour des maisons démolies et de marcher sur un terrain considérablement détrempé.

Avenue de Bayonne, avenue de Lombez, allée de Cugnaux et place de la Patte-d'Oie, les dégâts sont considérables. Nous ne rencontrons partout que maisons en ruines et gens effarés, désespérés. Plusieurs [pompes ?] fonctionnent pour enlever l'eau des [déchirure].

Les dégâts s'étendent avenue de Bayonne jusqu'à la côte de Purpan ; avenue de Lombez jusqu'à mi-côte du rond-point [déchirure] ...denne ; allée de Cugnaux jusqu'à [déchirure] ville.

Les premières maisons qui se sont écroulées étaient situées sur les allées de Garonne, en face l'Abattoir. Elle appartenaient à MM. Dautezac et Laffond. Tout le monde a été sauvé, sauf une dame qu'on n'a pas retrouvée.

Nous revenons sur nos pas. Les rues Réclusanne, Viguerie, des Novards et tous les petits coins qui avoisinent l'église Saint-Nicolas sont dans un état de dévastation impossible à décrire.

Les pertes matérielles sont immenses, presque irréparables. On évalue le nombre de victimes à 1.200.

Hier, à dix heures du soir, on a procédé à l'enterrement de 115 victimes.

Nous apprenons à l'instant que Mme Chalons, mère du peintre-verrier, domiciliée allée de Garonne, a été écrasée avant-hier dans la nuit par une poutre de sa maison.

Un enfant de 5 ans, appartenant à M. Maurette, professeur à l'École des Arts, a été entraîné mercredi soir par le courant. Le cadavre n'a pas été retrouvé.

Dans la rue des Menuisiers, deux maisons se sont écroulées et empêchent la circulation. Rue Mespoul, deux maisons menacent ruines.

Pendant tout notre parcours, nous avons été heureux de recueillir les témoignages de reconnaissance des malheureux inondés envers la troupe. Il n'y avait qu'un cri pour rendre hommage au dévouement infatigable des braves militaires de la garnison qui ont opéré de nombreux sauvetages au milieu des plus grands dangers. On est unanime à reconnaître que, sans leur concours, le nombre des victimes aurait été bien plus considérable.

Qu'elles sont nombreuses pourtant ! Beaucoup ont été déjà retirées ; de temps à autre défilaient sous nos yeux des escouades de militaires transportant des cadavres sur des brancards improvisés, sur des volets. Ces cadavres, sur le passage desquels la foule se découvrait silencieuse et attristée, étaient mis, devant l'hospice, dans des fourgons d'ambulance militaire.

Mais combien sont encore ensevelies dans les décombres ! On ne saurait encore en dire le nombre.

Et, à ce sujet, qu'une réflexion nous soit permise, car il faut bien penser aux vivants : nous prions avec insistance les administrations civiles et militaires de mettre le plus de monde possible au déblaiement et d'activer l'enlèvement des cadavres encore ensevelis. Que l'on réquisitionne au besoin, il n'y a pas une minute à perdre. Nous sommes au 25 juin ; et si, l'on ne prend des mesures très actives, des maladies contagieuses sont à redouter. Dans certains quartiers, dans la rue des Teinturiers notamment, une odeur infecte se dégage des débris amoncelés.

Cette pensée ne nous est pas seulement suggérée par nos impressions personnelles, nous avons rencontré des docteurs en médecine qui nous ont exprimé les mêmes craintes.

Il serait puéril, ce nous semble, d'essayer de cacher ce danger à la population, car nous n'exagérons rien et nous pensons que les autorités prendront toutes les mesures que commande l'hygiène publique.

[suivent des nouvelles des régions environnantes]

(Débordement de la Garonne, in La Dépêche, samedi 26 juin 1875, 6e année, n°1560, ADHG 4 MI 14 - R19)

Avis — On nous adresse la lettre suivante :

Monsieur le rédacteur,

Je vous prie de faire savoir par votre estimable journal qu'avec l'autorisation de M. le maire j'ai placé trois troncs sur les quais de la Daurade destinés à recevoir l'offrande publique pour aider à secourir les victimes, malheureusement trop nombreuses, de l'inondation.

Du Gaylac
Chemin du Busca, 12.

Avis — M. Balard, cimenteur, rue Ingres, 16, prendra trois ou quatre personnes chez lui.

— M. Ramondou, chemin de la Gloire (Terre-Cabade), met à la disposition des inondés deux chambres pouvant recueillir une famille de 5 à 6 personnes, pour trois mois.

— M. Ducasse, l'habile photographe toulousain, vient d'obtenir de l'autorité militaire la permission de relever les principales vues de la crue de la rivière et des épouvantables ravages qu'elle a causés.

M. Ducasse mettra en vente ces photographies lundi prochain, au prix de 60 c., le mauvais temps ne lui permettant pas de fournir des épreuves assez convenables avant cette date.

Le produit intégral de cette vente sera versé aux diverses sociétés de bienfaisance pour être distribué aux malheureux que l'inondation a privés de tout.

Nous ne saurions trop féliciter M. Ducasse de sa bonne action ; sa résolution prouve qu'il possède un véritable cœur d'artiste et de patriote.

— La souscription pour les inondés est ouverte dans les bureaux des différents journaux qui paraissent à Toulouse.

— La municipalité a intérêt à connaître tous les établissements publics, ainsi que la demeure des habitants, qui ont donné asile aux pauvres de l'hospice ou aux inondés.

— Le conseil municipal de Toulouse, convoqué en séance extraordinaire hier soir, 24 juin, a voté une somme de cent mille francs, comme premier secours aux inondés.

M. le maire, dans la même séance, a annoncé que les secours pécuniaires, arrivés déjà à la mairie, dépassaient trente mille francs.

Le conseil municipal, dans la même séance, a voté à l'unanimité des remerciements à l'armée.

— La cour d'appel de Toulouse, réunie en séance extraordinaire sous la présidence de M. de Saint-Gresse, a voté une somme de huit mille francs en faveur des inondés.

— La société de boucherie Andral, Maurette et Cie a établi, hier, rue Traversière-Saint-Georges, 21, un abattoir provisoire.

— Les artistes en société du théâtre du Capitole devaient donner hier soir la première représentation de la Boule. Cette représentation n'aura pas lieu, les artistes étant venus spontanément déclarer à M. le maire qu'en présence du deuil public, ils remettaient à un jour ultérieur cette représentation.

Ils organisent une soirée dont la recette sera affectée à la souscription en faveur des inondés.

— Un sauvetage a été accompli dans l'après-midi du 24 avec un grand sang-froid, vers 5 heures ½. Les habitants de la maison n°32 de la rue des Teinturiers, qui venaient d'être submergés, prirent subitement la fuite ; seul un ancien marin, M. Dupuy du Tour était resté dans son appartement, cherchant à sauver une partie de son mobilier ; mais menacé à son tour, grâce à une échelle qui lui fut tendue par M. Vital fils [sic], il s'échappa au danger par les toits en se réfugiant dans une maison voisine dont la solidité inspira bientôt des craintes.

Soixante personnes durent sur cette indication quitter cette maison où elles s'étaient rendues. Le sauvetage était pourtant difficile ; à ce moment Mme G*** offrit sa maison comme un asile sûr.

Ce fut alors qu'avec un grand dévouement et au milieu de grandes difficultés que MM. Dupuy du Tour et Vital opérèrent le transbordement dans cette maison des 60 personnes retenues dans la maison voisine.

Quelques instants après, un grand nombre de maison s'écroulaient dans le voisinage de la maison de Mme S***.

Ce matin, tous les hôtes improvisés de cette femme dévouée ont pu rentrer en ville.
Avis, in La Dépêche, samedi 26 juin 1875, 6e année, n°1560, ADHG 4 MI 14 - R19
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