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Toulouse
- jeudi 24 juin 1875
crue de la Garonne |
Souscription
au profit des Inondés
Plusieurs
personnes étant venues se faire inscrire et
ayant insisté pour qu'une souscription soit
ouverte dans nos bureaux, nous nous rendons à
leurs désirs. Dès aujourd'hui, cette
souscription est ouverte.
Nous
avons souscrit hier pour 100 francs ; nous gardons
cette somme dans nos bureaux comme tête de liste.
La
première liste sera publiée demain.
Nous
sommes avisés que certaines personnes se présentent
à domicile et demandent, au nom du journal
La Dépêche, des souscriptions pour les
inondés ; nous avons été informé[s]
de ce fait par un négociant de notre ville,
qui s'est hâté de verser une somme de
100 fr. entre les mains de celui qui se disait ainsi
notre mandataire.
Nous
nous empressons d'informer le public que nous n'avons
donné à personne un pareil mandat :
les gens qui agissent ainsi se rendrent coupables
d'une manœuvre que nous nous abstiendrons de
qualifier, mais contre laquelle nous ne saurions assez
prévenir nos lecteurs.
M.
Canton, conseiller municipal, rue des Bois, nous prie
d'annoncer que, s'il se trouve une famille nombreuse,
sans abri, il met à sa disposition sa maison
de campagne, pourvue de cinq lits tout garnis, ainsi
que du bois, vin et légumes.
Cette
maison de campagne est située sur la route
de Fronton au 5e kilomètre.
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(Bulletin
local, in La Dépêche, vendredi 25 juin 1875,
6e année, n°1559, ADHG 4 MI 14 - R19) |
Saint-Cyprien
La situation de ce quartier est navrante
; on ne peut entendre, sans que les larmes vous montent
aux yeux, les récits des personnes arrachées
à une mort presque certaine par les hommes
de troupe qui travaillaient depuis la soirée
d'hier avec un dévouement infatigable et au-dessus
de tout éloge. La circulation du pont est absolument
interdite, et personne, hormis les sauveteurs, ne
peut pénétrer dans Saint-Cyprien. Nous
ne pouvons donc pas juger de l'étendue du désastre,
et les détails que nous avons pu recueillir
sont, nous le craignons, au-dessous de la vérité.
Qu'ils sont terribles pourtant !
Ce que nous redoutions hier est malheureusement arrivé
; la crue augmentant toujours dans d'effrayantes proportions,
l'eau a franchi le parapet du cours Dillon et s'est
répandue à flots dans le faubourg Saint-Cyprien,
vers quatre heures et demie du soir, rejoignant celle
qui arrivait de l'avenue de Muret. Après avoir
enfoncé l'aqueduc de l'Hôtel-Dieu, elle
a envahi les salles basses, les cours, les jardins
du fond, et, pour qu'elle n'occasionnât pas
de grands désastres, on a dû percer plusieurs
murs et ici ouvrir un passage par la rue de la Viguerie,
d'où elle s'échap[p]ait comme un torrent
et se déversait dans la Garonne. L'hospice
a dû être évacué, et les
malades ont été dirigés par le
Pont-Neuf, seule communication qui relie actuellement
le faubourg à la ville, sur l'hôpital
militaire.
Dans l'église Saint-Nicolas, il y avait trois
mètres d'eau ; le bureau de police du faubourg
Saint-Cyprien était complètement couvert.
Vers trois heures et demie, on a procédé
au sauvetage des jeunes pensionnaires du couvent des
Feuillants, rue des Teinturiers. Les jeunes filles
appartenant aux familles de Toulouse ont été
conduites à leur domicile, les autres ont été
mises à l'abri de tout accident. Le sauvetage
de ces jeunes filles a continué ce matin au
moyen de bateaux.
Un grand nombre de rues du faubourg, notamment la
rue de la République et la place Intérieure-Saint-Cyprien,
ont été envahies, et les eaux furieuses
qui se sont élevées jusqu'à trois
mètres quarante, pénétraient
dans les maisons, en chassaient les habitants obligés
de se sauver par les toitures chez les voisins, sans
avoir seulement le temps de prendre des provisions
et des vêtements.
Des fourgons d'artillerie se sont rendus en grand
nombre au faubourg pour aider au sauvetage. Mais,
à chaque instant, des maisons s'écroulaient
avec un fracas horrible, au milieu des cris de désespoir,
et faisaient des victimes. Au moyen des bateaux qui
ne pouvaient circuler qu'avec de très grands
dangers, à cause de ces effondrements, on allait
au secours des malheureux inondés que l'on
transportait jusqu'à l'entrée du pont.
Une barque, chargée d'habitants, a été
entraînée dans le petit jardin de l'Hôtel-Dieu
; elle s'est brisée contre le mur de cet édifice
et les malheureux qu'elle contenait ont été
submergés ; on n'a pu en sauver qu'un très
petit nombre.
Dans le faubourg Saint-Cyprien, les désastres
matériels sont incalculables, et, pendant la
soirée d'hier, la nuit et la matinée
d'aujourd'hui, le bruit des maisons qui s'effondraient
arrivait en ville. Ce ne sont malheureusement pas
les seuls, et nous avons à déplorer
la perte de victimes. Nous n'en connaissons pas le
nombre, mais il doit être grand. Les unes ont
été ensevelies sous les décombres,
ou ont été asphyxiées par l'eau
qui les a surprises ; les autres se sont noyées
en essayant de se sauver. Plusieurs sauveteurs ont
également entraînés par les eaux.
Place Intérieure-Saint-Cyprien, 7, au coin
de la rue Villeneuve, une famille entière composée
de quatre personnes, le père, la mère,
le fils âgé de 24 ans et la fille âgée
de 18 ans, a été ensevelie sous les
décombres de leur maison (maison Gallier).
On nous assure que M. le docteur Brun, sa femme et
sa fille auraient péri. On nous annonce également
la mort d'une personne bien connue à Toulouse,
M. Guiraud, ancien administrateur du gaz.
Le Grand Orient est en ruines. Une femme respirant
encore, un enfant mort et un autre encore vivant ont
été retirés de sous les décombres.
Il reste trois personnes ensevelies sur lesquelles
on n'a plus d'espoir.
On nous assure que M. Garrigues (Guillaume), avocat,
secrétaire du Conseil de l'ordre, a péri.
M. Garrigues demeurait dans la même maison que
le docteur Brun.
Ce matin, à sept heures, on étayait
la maison, à l'entrée du Pont, qui fait
angle à la rue de la République.
Parmi les maisons écroulées, on nous
cite la maison Ollivier, la fonderie Bourges, la fonderie
Delpy et la fonderie Meysonnier ; la maison Lamouroux,
le couvent nouvellement construit des Carmes (ancien
hôtel Massabiau), la maison Comère (ex-café
Fréchon), la maison Estrade, droguiste, place
du Chairedon, et beaucoup d'autres dont les noms nous
sont inconnus.
Nous apprenons que la plus grande partie du moulon
dans lequel se trouve la maison Bouchague, au faubourg
Saint-Cyprien, est complètement détruite.
On nous signale aussi un certain nombre d'effondrements
dans la rue des Novars, dans la rue Villenouvelle
et dans la rue des Trois-Canelles.
On nous assure que nous restons au-dessous de la vérité
en portant à cent, pour le faubourg Saint-Cyprien
seul, le nombre des maisons effondrées. Le
côté droit de la porte de fer a été
emporté : deux jeunes garçons, surpris
par l'Inondation, se sont réfugiés sur
la statue de pierre de la porte de fer (côté
du commissariat). Ils s'y trouvaient encore ce matin,
à six heures.
On ne saurait dépeindre la désolation
et l'épouvante causée par cette catastrophe,
elle est sans précédent, et, lors de
l'inondation de 1855 qui emporta le pont Saint-Pier[r]e,
Saint-Cyprien n'avait pas été envahi.
Dans la rue Vieille-Saint-Nicolas, une maison s'est
écroulée : il y a eu onze victimes.
Un grand nombre de personnes avaient transporté
hier au soir plusieurs balles contenant leurs objets
les plus précieux au couvent des Carmes ; celui-ci
étant déjà occupé, ces
personnes ont dû aller passer la nuit au Dépôt
de mendicité. Des artilleurs montés
sur leurs chevaux les ont sauvés ce matin vers
dix heures.
Nous ne pouvons que le répéter, le désastre
est effroyable : Que de personnes noyées et
ensevelies ! Que d'autres réduites à
la dernière misère !
Saint-Michel
L'eau continue à envahir toute la
partie basse [de] St-Michel. Certaines rues du faubourg
submergée hier à minuit, deviennent
praticables par suite de la baisse du niveau des eaux.
Un certain nombre de maisons se sont écroulées
hier à 9 heures avec un fracas épouvantable
; il n'est pas encore possible de se rendre compte
des dégâts et de connaître le nombre
des victimes.
Ce matin, à 8 heures, une vingtaine de personnes
cernées par les eaux, dans le Ramier Saint-Michel,
à la maroquinerie Mazalié, faisaient
sur les toits des signaux de détresse. Elles
avaient refusé de quitter le Ramier hier matin.
On ne peut encore leur porter secours à cause
de la rapidité du courant.
L'usine de M. Idrac a été fort endommagée.
Celle de M. Garipuy a été littéralement
détruite. Les pertes sont évaluées
à 150.000 francs.
La partie basse du couvent du Refuge, dans la grande
rue des Recollets, s'est écroulée. La
rue des Saules est presque entièrement détruite.
Quelques maisons placées au bord de la route
de Vieille-Toulouse se sont effondrées. Les
propriétaires sont occupés au déblaiement
afin d'enlever les céréales qui se trouvaient
dans les greniers. Le chemin qui conduit à
la poudrerie est complètement inondé,
mais le pont de fer a résisté. L'ingénieur
et cinq militaires sont restés à la
poudrerie. On a des inquiétudes sur leur sort,
car d'après les épaves que la Garonne
a charriées, l'établissement aurait
été dévasté en partie.
Trois arches du pont d'Empalot ont été
emportées.
A deux heures, la maison qui fait l'angle de la rue
des Menuisiers et de la rue Caussade est tombée.
Les Sept-Deniers
On nous communique le récit suivant
d'un émouvant épisode de cette journée
terrible :
Vers trois heures, un envoyé des Sept-Deniers
s'est présenté à la caserne d'artillerie
et a demandé des hommes de bonne volonté
pour sauver quatre personnes renfermées dans
une maison de ce quartier envahie par les eaux. Trois
hommes ont été choisis par le commandant
: ces trois braves artilleurs sont partis sur deux
barques accompagnés de trois matelots. Les
six sauveteurs ont pris deux bateaux à l'embouchure
et se sont dirigés vers l'église des
Sept-Deniers, près de laquelle se trouve la
maison où devait s'opérer le sauvetage.
Les deux embarcations sont passées par-dessus
les champs de blé situés entre le canal
Latéral et la Garonne. Le première barque,
montée par deux matelots et un artilleur, était
suivie de la seconde, montée par deux artilleurs
et un matelot. Arrivée vis-à-vis de
l'église des Sept-Deniers, la première
embarcation a été saisie par un courant
rapide, et les matelots n'ont pu diriger leur barque,
qui a été entraînée vers
la Garonne avec une vitesse vertigineuse.
Dans sa course précipitée, la première
embarcation a effleuré les murs de la maison
où devait s'opérer le sauvetage du toit
de laquelle [mot illisible] personnes leur tendaient
les bras et leur demandaient du secours avec des cris
désespérants. Hélas ! les sauveteurs
ont probablement péri avant les personnes qu'ils
devaient sauver.
Les deux artilleurs et le matelot qui montaient dans
la seconde embarcation ont été assez
heureux pour éviter le courant qui avait entraîné
la première embarcation et ont pu ainsi échapper
à une mort presque certaine.
Quant aux personnes renfermées dans ladite
maison, il a été jusqu'ici impossible
de les secourir et il est à craindre que, vu
la violence des eaux de cet endroit, la maison ne
se soit écroulée à cette heure-ci.
Nous regrettons de ne pouvoir donner les noms des
six dévoués sauveteurs. L'artilleur
qui a probablement péri se nomme Jouanny :
les deux artilleurs qui ont réussi à
se sauver se nomment Baleyre et Fouery.
Les habitants de la Cité ouvrière, située
non loin des Sept-Deniers, entre le canal du Midi
et le canal Latéral, prévenus à
temps par l'autorité, ont pu se sauver.
Le canal du Midi ayant débordé, toutes
les maisons de la rue du Canon-d'Arcole ont été
envahies.
Les Amidonniers
Le service des postes n'a pu être fait
hier dans le quartier des Amidonniers. L'inondation
s'étendait jusqu'à la rive droite du
canal de Brienne. Des usines, qui occupaient un grand
nombre d'ouvriers, ont été dévastées.
C'est un chômage forcé qu'il faudra subir
et, par conséquent, de grandes pertes, aussi
bien pour les patrons que pour les ouvriers.
Avenue de Muret
La plupart des maisons riveraines de la Garonne
sont ébranlées ou en ruines. L'eau a
pénétré dans le cimetière
dit de Rapas, et en quelques minutes a couvert les
croix des tombes. On pouvait à peine distinguer
les pierres tumulaires les plus élevées.
Des pans de mur de clôture ont fléchi
et se sont éboulés en plusieurs endroits.
Sur la Garonne
Nous avons signalé hier la chute du
pont Saint-Pierre. A 6 heures et demie du soir, le
pont Saint-Michel a été emporté
par le courant. Le tablier s'est divisé en
plusieurs parties d'une certaine longueur. On pouvait
craindre que les débris n'allassent heurter
les piles du Pont-Neuf et mettre obstacle au passage
des eaux, ce qui eût entraîné un
nouveau malheur. Il n'en a rien été.
Toutes les parties du tablier, disposées en
longueur dans le sens du courant, ont passé
sous les arches du pont et suivi leur cours jusqu'à
la chaussée.
Dans la soirée, deux lavoirs n'ont pas pu résister
à la violence des eaux et ont été
emportés.
Le bateau dragueur en station au port Saint-Pierre
a été enlevé et [a] chaviré.
Il était monté par cinq personnes qui
poussaient des cris de désespoir ; on ignore
quel a été leur sort.
La Garonne a charrié hier d'énormes
troncs d'arbres, des chevaux morts, des ours venant
sans doute des hautes montagnes et précipités
dans les torrents par les trombes, des objets de literie,
des ustensiles de ménage, des barriques, des
chaises, etc., etc.
Hier soir, quelques personnes nous dirent que les
eaux décroissaient. Nous nous sommes rendus
au moulin du Bazacle et nous avons constaté,
au moyen d'un point de repère établi
vers 8 heures du soir, que les eaux avaient décru
de 30 centimètres environ. Il était
minuit.
Ce matin, à 8 heures, l'eau était en
décroissance sensible ; elle passait cependant
encore à travers quatre lunes du Pont-Neuf.
A 1 heure de l'après-midi, la décroissance
continuait, les lunes étaient complètement
dégagées.
Il est à espérer que les eaux continueront
à baisser, aucune nouvelle crue n'est annoncée.
Néanmoins, la Garonne charrie encore des épaves
de toute nature, mais en petite quantité.
La pluie persiste toujours et tombe à plusieurs
reprises avec une grande abondance.
En ville
L'affluence des personnes qui demandent un
asile et des secours de bouche est grande à
la mairie. Femmes, enfants, vieillards, transportés
par les fourgons de l'artillerie et les omnibus, se
pressent dans la grande cour. On va au plus pressé.
Les établissements publics ont été
réquisitionnés. Au cirque, au bureau
général de l'octroi, au Conservatoire,
les malheureux inondés reçoivent des
secours.
Le quartier général est assiégé
de personnes demandant des laisser-passer pour visiter
leurs parents à Saint-Cyprien.
Au télégraphe, les bureaux sont envahis.
On a établi plusieurs guichets supplémentaires
dans la salle d'attente et les employés reçoivent
les télégrammes.
Des omnibus de l'administration, [mot illisible] réquisitionnés
par la mairie, parcourent les rues de la ville. Plusieurs
personnes de bonne volonté exhortent les habitants
à secourir les Inondés et à faire
des dons de linge. Nous ne saurions trop engager nos
concitoyens à s'associer à cette œuvre
et à y concourir dans toute la mesure de leurs
moyens.
[suivent
des nouvelles des régions environnantes]
Le
conseil municipal de Toulouse est convoqué
pour ce soir jeudi en séance extraordinaire.
L'ordre du jour [mot illisible] : « Demande
de crédit pour premiers secours aux victimes
de l'inondation. »
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Débordement
de la Garonne, in La Dépêche, vendredi 25
juin 1875, 6e année, n°1559, ADHG 4 MI 14 -
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