Toulouse - mercredi 23 juin 1875
crue de la Garonne
Nous avons annoncé que le niveau des eaux de la Garonne, à la suite des pluies de ces derniers jours, s'était sensiblement élevé.

De véritables trombes ont inondé hier les montagnes et amené une recrudescence des plus alarmantes.

Dans l'après-midi, la crue était annoncée de divers points.

Nous nous sommes rendus à minuit sur les bords de la Garonne. L'eau montait, montait sans cesse. A une heure du matin, elle était à 4 mètres au-dessus de l'étiage. La prairie des Filtres était complètement couverte.

A cinq heures du matin, nouvelle recrudescence, la hauteur des eaux au-dessus de l'étiage est de 5 mètres 40 cent[imètres].

A six heures, l'eau passe dans deux lunes du Pont-Neuf du côté de l'hospice et va atteindre la troisième.

A six heures et demie une partie de l'école de natation de M. Artigaud est entraînée par le courant.

L'école de natation militaire a le même sort ; quelques débris sont arrêtés à une des piles du pont.

A 8 heures, l'eau passe dans la troisième lune. Des bateaux circulent dans la rues des Bûchers au Port-Garaud.

Le sauvetage des vieillards et des enfants est opéré non sans peine.

La désolation est complète dans ces quartiers.

Une maison, la maison Montané, située au bord de l'eau, entre le pont Saint-Michel et le Moulin-du-Château, s'écroule avec un fracas épouvantable.

L'alarme avait été donné. Mais on avait oublié d'éteindre les foyers. Le feu se communique, les flammes s'élèvent et les pompiers sont prévenus.

La Garonne charrie des pièces de bois, des instruments aratoires, des meules de paille et de foin, des arbres verts arrachés par le courant.

De temps à autre, navrant spectacle, on voit flotter sur l'eau, une commode, des chaises, des bois de lit, des édredons, des tables de nuit, qui prouvent qu'au loin des maisons ont été envahies, désertées, entraînées peut-être.

A dix heures, la rue du Port-Garaud est complètement envahie après le sauvetage des personnes par les croisées à l'aide de bateaux et d'échelle.

L'eau arrive au bas de la rue Caussade.

On interdit la circulation sur le pont suspendu. La rue des Vaillants est complètement inondée.

Un bec de gaz, placé à l'angle des rues de l'Eau et des Vaillants, n'a pu être éteint ce matin à cause de l'inondation et brûle encore.

L'incendie n'est pas encore éteint. Le Ramier est complètement submergé. L'eau atteint presque la clé de voûte du pont qui relie le quai de Tounis au pont Saint-Michel. On établit des bâtardeaux dans la rue des Menuisiers.

Nous nous transportons sur la route de Muret qui protège le faubourg St-Cyprien et que l'on dit sérieusement menacé. 120 hommes appartenant à l'artillerie et 50 cantonniers sous la direction de M. Fitte, architecte de la ville, et de M. Cornus, chef du service vicinal, établissent un bâtardeau destiné à arrêter les eaux dans le cas où l'inondation prendrait des proportions considérables.

La Garonne charrie toujours des épaves de toutes sortes. Des curieux en grand nombres stationnent sur les quais de Brienne, de la Daurade et de Tounis, et le Pont-Neuf.

A ce moment, une nouvelle crue de deux mètres est annoncée.

Les écoles de natation sont solidement amarrées et les ponts intacts.

Nous allons au moulin du Bazacle. Il est onze heures. L'eau passe dans la quatrième lune du Pont-Neuf. Elle est à 6 mètres 20 centimètres au-dessus de l'étiage. L'inondation de 1855 est dépassée. Les eaux s'élevèrent à cette époque à 5 mètres 75 centimètres.

Dans la rue des Amidonniers, l'eau venant de l'Embouchure, croît de minute en minute. Le[s] fourgons de l'artillerie déménagent les marchandises de l'usine Manuel. Les chevaux ont de l'eau jusqu'au poitrail.

Nous apprenons qu'une maison vient de s'écrouler au quartiers des Sept-Deniers et que les familles ont été recueillies.

Le village de Valentine, près de Saint-Gaudens, est sous l'eau. Le sauvetage se fait par les toitures. Les pertes sont immenses. On n'avait jamais vu inondation si considérable et si rapide.

Une rivière, le Salat, a défoncé le chemin de fer de Saint-Girons.

Toute la plaine de Muret est inondée. A Cazères, on ne circule dans la ville basse qu'en bateaux, et le sauvetage s'opère par les fenêtres des maisons.

A Carbonne, l'eau s'élève à 4 mètres 40 au-dessus de l'étiage.

A Foix, l'Ariège était hier à 1 mètre 15 c[entimètres] au-dessus de l'étiage ; elle est aujourd'hui à 2 mètres 70 cent[imètres].

Nous revenons sur nos pas. L'inondation prend d'effrayantes proportions. Le courant devient plus rapide, plus impétueux, et la pluie continue de tomber.

A midi et demi, une des piles du pont Saint-Pierre, minée par les eaux, fait un mouvement et disparaît entraînant le pont.

A une heure, les liens qui retenaient les bains Raynaud sont rompus, l'eau entraîne les barques qui se brisent sur une pile du pont Saint-Pierre.

A une heure et demie, l'eau qui a envahi les fourneaux de l'usine Pélegry, appelé vulgairement « Laminoir du Bazacle », a provoqué une fumée intense qui faisait craindre un incendie.

Les maisons du quai de Tounis sont inondées. On craint beaucoup pour le pont qui conduit au Ramier.

L'eau, qui ce matin atteignait presque la clé de voûte des arches, touche maintenant au parapet.

A deux heures, l'avenue de Muret est couverte d'une nappe d'eau, malgré les précautions prises ce matin.

La rue du cimetière St-Cyprien est inondée.

Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que le canal Saint-Martory fait de grands ravages au Fauga et que la circulation est interrompue sur la voie ferrée entre Montréjeau et Saint-Gaudens.

Au-dessus de l'Abattoir, deux maisons viennent de s'effondrer sous nos yeux. On a craint que des personnes n'aient été entraînées dans les décombres.

Le canal commence à déborder au-dessus de l'écluse du Béarnais.

La crue augmente toujours.

Nouveaux détails

A onze heures, la rivière de Lhers n'avait pas encore débordé, mais les eaux se trouvaient à fleur de la berge, qu'elles avaient même crevée entre le pont de Périole et celui du chemin de fer. A l'heure qu'il est, elle doit avoir complètement débordé, et les champs qui se trouvent généralement en contre-bas de la rivière, doivent être inondés.

Même observations pour Croix-Daurade.

La rue des Saules, qui se trouve derrière l'établissement du Sacré-Cœur, est complètement inondée ; les maisons qui n'ont qu'un rez-de-chaussée ne laissent plus voir que les toitures.

A deux heures, le jardin du Sacré-Cœur était complètement envahi, l'eau arrivait au pied des construction. On nous assure même qu'une partie du mur qui clôture le jardin s'est écroulée.

A deux heures et demie, nous avons aperçu de la rue des Gallois (faubourg Saint-Michel), sur une toiture d'une des usines du Ramier du Moulin-du-Château, un homme qui paraissait faire des signaux de détresse avec un linge blanc et qui appelait : Au secours ? Il est rentré quelques minutes après dans l'intérieur de la maison.

On nous annonce que le mur du corridor qui conduit du Moulin-du-Château à Tounis est tombé.

L'eau a envahi la route de Muret ; on craint que les bâtardeaux, dont on achève la construction, ne soient enlevés à la première atteinte ; et l'eau y arrive déjà.

Sur cette route, des maisons s'effondrent. Sous nos yeux, dans l'espace d'une demi-heure, deux se sont écroulées, trois venaient de s'écrouler un instant auparavant. Il nous a été impossible de constater, s'il y avait ou non, des victimes.

La poussière produite par la chute des maisons en rendait l'abord impossible. Au moment où nous écrivons, (4 heures), l'eau est sur le point de franchir le parapet du cours Dillon.

Dans Saint-Cyprien, on élève en toute hâte des retranchements devant les ouvertures des maisons.

Les usines des ramiers du Château et du Bazacle, envahies par l'eau, auront beaucoup à souffrir. On ne peut pas calculer les pertes matérielles, pas plus que celles résultant du chômage forcé par le fait de la détérioration du matériel de ces divers établissements.

Ce genre de dégâts est peut-être le plus regrettable.

A propos des inondations, on a fait une observation intéressante, c'est qu'elles paraissent arriver périodiquement, à vingt années d'intervalle.

A Toulouse, depuis le commencement du siècle, elles se sont produites aux époques suivantes : 1815 - 1835 - 1855 - 1875. On se rappelle que celle de 1855 emporta, comme celle d'aujourd'hui, le pont Saint-Pierre, mais elle fut loin d'être aussi forte.
Grande inondation, in La Dépêche du Midi, jeudi 24 juin 1875, 6e année, n°1558, ADHG 4 MI 14 - R19
 
Chronique locale

A la suite des pluies torrentielles qui tombent sans interruption depuis trois jours, la Garonne et ses affluents ont subi des crues considérables. Ce matin, le fleuve couvre, à Toulouse, toutes les berges et la prairie des Filtres : ce qui est l'indice des plus fortes inondations. La pluie ne cesse presque pas ; de grands désastres sont à craindre.

Ce matin, à trois heures, une partie de l'école de natation Artigaud, rompant ses amarres, a été entraînées par les eaux ; à six heures, l'autre moitié est partie, heurtant violemment, à son passage, l'établissement Raynaud ; arrivée en travers de la deuxième arche de droite du Pont-Neuf, elle s'y est brisée avec fracas.

Dire tout ce que les flots entraînent est impossible : on voit passer arbres, récoltes, meubles d'habitation et de ferme, bestiaux ; c'est vraiment navrant !

A la barrière de Muret, près de l'hospice de la Grave, on commence des travaux pour préserver de l'inondation les parties basses du faubourg Saint-Cyprien.
Chronique locale, in Journal de Toulouse, mercredi 23 juin 1875, 71e année, n°172, Bibliothèque de Toulouse
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