Vie quotidienne à Buchenwald
A l'aube, le camp était réveillé à coup de sifflet : entre quatre et cinq heures l'été ; entre six et sept heures l'hiver. En trente minutes, il fallait s'être lavé, habillé, avoir pris son petit déjeuner et avoir fait son lit : un exploit souvent presque impossible à réaliser [...]

On allait ensuite à l'appel du matin. [...] Dans l'aube brumeuse, éclairées par les puissants projecteurs des tours, des milliers de misérables silhouettes, dans des vêtements zébrés, avançaient colonne par colonne... [...]

Le dénombrement terminé, on entendait alors retentir le commandement : "Enlevez... casquette !" "Remettez... casquettes !" C'était le salut matinal au chef de camp de service [...] Si ces commandements n'étaient pas exécutés avec un ensemble parfait, on recommençait aussi longtemps qu'il le fallait [...]

Après [...] venait immédiatement cet ordre : "Kommando de travail... Rassemblement !" Au milieu de la confusion, chacun rejoignait, le plus rapidement possible, le point de rassemblement des kommandos de travail. Puis, accompagné par les joyeux accents de l'orchestre, qui, en hiver, jouait avec des doigts gourds, on sortait du camp, en avançant bien en ordre, par rang de cinq. Sous le porche, il fallait de nouveau ôter sa casquette et placer les mains sur la couture du pantalon. Puis on gagnait le lieu de travail, au pas de gymnastique et en chantant.

[...] Après le travail (vers cinq heures en hiver et à huit heures en été [...]), on rentrait au camp, de nouveau par rang de cinq [...], et l'on se rendait à l'appel du soir.

Les appels numériques étaient, dans tous les camps, la terreur des prisonniers. Après un dur travail, alors qu'on ne demandait qu'un repos bien gagné, il fallait rester pendant des heures sur la place d'appel, souvent par mauvais temps, dans la pluie ou dans le froid glacial, jusqu'à ce que la SS eût dénombré ses esclaves et constaté qu'aucun d'eux ne s'était enfui au cours de la journée. [...] Combien de fois le camp tout entier dut-il rester debout, sur la place, parce qu'un détenu s'était enfui ! [...] Lors de l'appel du soir du 14 décembre 1938, il manquait à Buchenwald trois criminels professionnels. En dépit d'un froid de -15° et de leurs vêtements insuffisants, tous les détenus du camp durent passer dix-neuf heures de suite sur la place d'appel. Au cours de la nuit 25 hommes moururent de froid ; le lendemain, ce chiffre dépassait 70. [...] Quel soulagement lorsque la guerre aérienne obligea les SS eux aussi à observer les mesures d'obscurcissement [...] A partir de ce moment les appels du soir durent être interrompus à une heure déterminée, que le fugitif fût retrouvé ou non [...]

Lorsque le recensement du soir était terminé et lorsqu'on avait fait le salut, il y avait généralement le commandement suivant : "Demi-tour à gauche !" Alors avaient lieu les châtiments publics [...] Au besoin, l'un des chefs de camp demandait : "Une chanson !" [...]

On pourrait croire qu'après l'appel du soir c'en était fini des tourments de la journée, et que chacun pouvait aller tranquillement dîner et se coucher. Mais en arrivant au block, il était fréquent qu'on se trouvât devant le résultat des contrôles de block, auxquels avaient procédé les chefs de block pendant la journée : casiers bouleversés ou brutalement vidés par terre, ce qui, dans les blocks surpeuplés, provoquait de violentes disputes entre les détenus exacerbés, qui tentaient de retrouver ce qui leur appartenait.

Le repas [...] avait généralement refroidi pendant l'interminable appel. La ration journalière [...] consistait en une portion de pain, un petit bout de margarine et, selon le cas, en un peu de saucisson ou une cuillerée de fromage blanc. Soudain, on entendait le chef de chambrée hurler : "Attention ! Block n° tant, aile B, 135 détenus à table !" Quelque sous-officier s'amusait à faire une apparition. A peine était-il sur le seuil qu'il criait : "Vous n'êtes pas encore tous sous la table, bande de porcs ?" Les bancs volaient, les assiettes claquaient, et il s'en trouvait toujours quelques-uns qui, malgré tous leurs efforts, n'arrivaient pas à trouver place sous l'une des tables. Ces infortunés servaient alors de têtes de Turcs. [...]

Si l'appel ne s'était pas prolongé trop tard, on devait continuer à travailler, après le dîner, [...], pendant plusieurs heures, tard dans la nuit. [...] Au coup de sifflet final, qui selon les saisons était donné entre huit et dix heures, tous devaient rentrer au blocks — à l'exception de ceux qui travaillaient encore — et être couchés une demi-heure plus tard.

On n'avait le droit de dormir qu'en chemise de nuit, même au plus froid de l'hiver [...] Celui qui, par exemple, était surpris avec un caleçon ou des chaussettes devait s'attendre à être durement puni.

(L'emploi du temps dans le camp de Buchenwald, par Eugen Kogon [ancien déporté], Der SS stat, das System der deutschen Konzentrationsalger, Frankfurt am Main 1946, traduction française : L'État SS, le système des camps de concentration allemands, Paris 1970, pp. 77-86, éditions du Seuil)