Persécutions anti-juives en Union soviétique
Les Allemands sont entrés dans la ville le 7 juillet. [...] Toute la nuit les gens allaient les uns chez les autres, ne sont restés calmes que les petits enfants et moi. J'avais décidé : qu'il m'arrive ce qui arrivera aux autres [...] Je me suis endormie au petit matin et, quand je me suis éveillée, j'ai senti une affreuse tristesse. J'étais dans ma chambre, dans mon lit, et pourtant je me sentais en terre étrangère, oubliée, solitaire.

Ce même matin on m'a rappelé ce que j'avais eu le temps d'oublier pendant les années de pouvoir soviétique : j'étais une juive. Des Allemands passaient dans des camions en criant : "Juden kaputt !"

Et puis des voisins me l'on rappelé eux aussi. La femme du gardien, qui se trouvait sous ma fenêtre, disait à une voisine : "Dieu merci, on va être débarrassé de tous ces youpins." D'où cela peut-il venir ?

Son fils est marié à une Juive et la vieille séjournait chez son fils, elle me parlait ensuite de ses petits-enfants [...]

Peu de temps après on a annoncé la création d'un ghetto, chaque personne avait le droit de prendre avec elle quinze kilos d'affaires personnelles. On avait collé sur les murs des maisons de petites affiches jaunes : "Tous les habitants juifs sont invités à déménager dans le quartier de la Ville Vieille avant le 15 juillet à 6 heures." La peine de mort pour ceux qui n'obéiraient pas [...]

Alors que je m'apprêtais à partir et me demandais comment faire pour traîner mon lourd panier jusqu'à la Ville Vieille, un de mes anciens patients, un certain Choukine, un homme sombre et, pensais-je, au coeur sec, vint me voir. Il me proposa de porter mon panier, me donna trois cents roubles et me dit qu'il m'apporterait du pain une fois par semaine. [...]

Il m'a raconté qu'à l'imprimerie officielle de la ville on était en train d'imprimer un arrêté : il est interdit aux juifs de marcher sur les trottoirs, ils doivent porter une étoile jaune à six branches cousue sur la poitrine, ils n'ont pas le droit d'utiliser les transports en commun, de fréquenter les bains publics, d'aller aux consultations dans les hôpitaux, d'aller au cinéma, il leur est interdit d'acheter de la viande, des oeufs, du lait, du beurre, du pain blanc, tous les légumes à l'exception des pommes de terre, les achats au marché ne sont autorisés qu'après six heures (quand les paysans sont déjà partis). La Ville Vieille sera entourée de barbelés et toute sortie sera interdite sauf sous escorte pour des travaux obligatoires. Tout Russe qui abritera chez lui un juif sera fusillé, comme s'il avait caché un partisan.

Le beau-père de Choukine, un vieux paysan, était venu de Tchoudnov, un shtetl proche de la ville, il avait vu de ses propres yeux les Allemands chasser dans la forêt tous les juifs avec leurs baluchons et leurs valises ; pendant toute la journée on avait entendu des coups de feu et des cris, pas un n'est revenu. Les Allemands qui étaient cantonnés chez son beau-père revinrent tard le soir, ils étaient déjà ivres et ils burent et chantèrent toute la nuit ; le vieux les vit partager des broches, des bagues, des bracelets. Je ne sais pas si c'était un acte isolé ou l'annonce de ce qui nous attend tous.

[...] Deux femmes venant d'un shtetl racontent la même chose que mon ami. Dans toute la région les Allemands exterminent tous les juifs sans épargner les enfants et les vieillards. Des Allemands et des politsaï arrivent en camion, réquisitionnent quelques dizaines d'hommes pour des travaux de terrassement, ils creusent des tranchées, puis, deux ou trois jours plus tard, les Allemands mènent à ces fosses toute la population juive et les fusillent tous jusqu'au dernier [...]

[...] nous avons appris aujourd'hui, d'un paysan ami qui passait à côté des barbelés, que les juifs qu'on avait emmenés arracher des pommes de terre sont en train de creuser de profondes tranchées à quatre kilomètres de la ville, près de l'aérodrome, sur le route de Romanovka. Retiens ce nom, Vitia, c'est là que tu trouveras la fosse commune où sera enterrée ta mère.
(Lettre d'une mère à son fils, écrite du ghetto. Extrait de Vassili Grossman, Vie et Destin, Paris 1980, 1983, chap. 17 — traduit du russe par Alexis Berelowitch, Anne Coldefy-Faucard, éditions Julliard / L'Age d'Homme)