A l'hôpital
"Comment vas-tu donc, Franz ? demande Kropp. Kemmerich baisse la tête. "Ça va... Il y a simplement que j'ai au pied de maudites douleurs."

Nous regardons son lit. Sa jambe est étendue sous un arceau de fil de fer sur lequel la couverture forme voûte. Je donne à Müller un petit coup dans le tibia, car il serait bien capable de dire à Kemmerich ce que les infirmiers nous ont déjà appris à l'extérieur : à savoir que Kemmerich n'a plus de pied. On lui a amputé la jambe. Il a une mine épouvantable, à la fois jaune et couleur de cendre ; sur sa figure se dessinent ces lignes étrangères que nous connaissons si bien pour les avoir vues déjà cent fois. A vrai dire, ce ne sont pas des lignes, ce sont plutôt des indices. En dessous de la peau, la vie ne bat plus, elle est déjà reléguée aux limites du corps ; la mort travaille à l'intérieur de l'organisme et elle règne déjà dans les yeux. Voilà ce qu'est devenu notre camarade Kemmerich qui, il y a peu de temps encore, faisait rôtir avec nous de la viande de cheval et, avec nous aussi, se recroquevillait dans l'entonnoir. C'est lui encore et pourtant ce n'est plus lui. [...] Même sa voix a quelque chose de mort. [...]

"Tu vas maintenant aller chez toi, dit Kropp [...]" Kemmerich fait signe que oui. J'ai de la peine à regarder ses mains. On dirait de la cire : sous ses ongles est incrustée la crasse des tranchées ; elle est d'un noir bleuâtre, comme du poison. Je songe que ces ongles continueront de pousser encore [...] lorsque Kemmerich, depuis longtemps déjà, ne respirera plus [...]

Nous reprenons le chemin de nos baraquements. Je songe à la lettre qu'il me faudra écrire demain à la mère de Kemmerich. J'ai froid, je voudrais boire un verre d'alcool."
(Erich Maria Remarque, A l'Ouest rien de nouveau, 1928, Paris 1987, chap. I, traduit de l'allemand par Alzir Hella & Olivier Bournac, éd. Stock)