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Discussion
d'une tranchée à l'autre |
"Quand je quittai la cagna le lendemain matin,
trempé comme une soupe, je n'osai en croire
mes yeux. Le terrain [...] avait pris l'allure d'un
champ de foire. Les occupants des tranchées
des deux parties avaient été chassés
par la boue sur leurs parapets, et il s'était
déjà amorcé, entre les réseaux
de barbelés, des échanges animés,
tout un troc d'eau-de-vie, de cigarettes, de boutons
d'uniforme et d'autres objets. [...]
Soudain, un coup de feu parti de l'autre bord, renversant
l'un des nôtres mort dans la boue, fit disparaître
les deux partis comme des taupes dans leurs boyaux.
Je me rendis dans le segment de nos défenses
situé en face de la tête de sape anglaise
et criai vers la ligne adverse que je demandais à
parler avec un officier. Et, de fait, quelques Anglais
partirent vers leur arrière et ne tardèrent
pas à me ramener [...] un jeune homme qui,
comme je pus l'observer à la jumelle, se distinguait
d'eux par la plus grande élégance de
sa casquette. Nous commençâmes à
parlementer en anglais, puis, un peu plus couramment,
en français [...] Je me plaignis de ce qu'un
de nos hommes eût été tué
d'un coup tiré en traître, à quoi
il répondit que ce n'était pas sa compagnie,
mais celle d'à côté qui l'avait
fait : "Il y a des cochons aussi chez vous",
remarqua-t-il [...] Mais nous bavardâmes longtemps
encore sur un ton où s'exprimait une estime
quasi sportive, et pour finir, nous aurions volontiers
échangé des cadeaux en souvenir.
Pour en revenir à une situation sans équivoque,
nous nous déclarâmes solennellement la
guerre sous trois minutes à compter de la rupture
des négociations, et après un Guten
Abend ! de sa part et un "Au revoir !" de
la mienne, malgré les regrets de mes hommes,
je tirai contre sa plaque de blindage un coup de feu
auquel répondit sur-le-champ un second qui
faillit m'arracher le fusil des mains."
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(Ernst
Jünger, Orages d'acier, 1920, Stuttgart 1961, Paris
1970, traduit de l'allemand par Henri Plard, éd.
Christian Bourgois) |
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