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Les
tranchées du côté français |
[...] Et le corps, me diras-tu ? [...] D'abord, le
froid. Hantise épouvantable, l'hiver dernier,
pour tous les hommes du front, avec des formes raffinées
du supplice comme les pieds gelés, ou plutôt
les pieds macérés, pourrissant de pourriture
pâle : un homme vivant qui se découvre
tout à coup des pieds de cadavre avancé.
[...]
La nourriture ? A cet égard nous sommes évidemment
moins à plaindre que nos hommes. On les traite
en ce moment très mal ; plus mal que dans le
dernier hiver de la guerre. [...] On leur sert des
brouets de prisonniers, et ils n'en ont pas à
leur faim. S'il n'y avait pas les colis des familles...
Mais beaucoup des miens sont des régions envahies,
donc ne reçoivent rien de chez eux. [...]
La saleté. Parlons-en un peu. [...] Ici, pour
l'instant, [...], nous ne connaissons pas la grande
saleté n°1 ; mais je l'ai connue, et je
la connaîtrai peut-être encore : le temps
où l'on reste quatre ou cinq jours de suite
sans rien se laver, même le bout du nez. [...]
Bien entendu on dort sans se déshabiller, les
souliers délacés tout juste. (Parfois,
dans un excès d'audace, je les enlève.)
[...] Les séjours au cantonnement nous permettent
des nettoyages assez consciencieux. La vie au grand
air arrange bien des choses. Nous mangeons sobrement
et nous "brûlons" beaucoup. Bien des
impuretés, internes ou externes, se volatilisent
ou changent de ton. Au total, je sens certainement
moins mauvais que Louis XIV. J'ai même fait
des constatations assez curieuses. Que les hommes
que je croise dans les tranchées aient une
odeur forte, c'est indéniable. Mais c'est l'odeur
que j'ai souvent sentie, dans mon pays, sur des paysans
qui travaillaient aux champs : une odeur qui tend
vers celle des bêtes (les bêtes ne se
lavent guère non plus) ; une odeur qui a quelque
chose de forestier [...]
Les poux... [...] Dans mon coin, il y a peu de poux,
mais il y en a. D'autres tranchées, à
cinq cents mètres sur la droite, en sont infestées,
et par des représentants d'une espèce
géante, qui sont à l'honnête pou
ordinaire ce que le rat d'égout est à
la souris de grenier. Le pou est heureusement un animal
qui ne pratique guère le voyage à pied.
Il se sert des véhicules (que nous sommes),
et ses principaux déplacements sont des changements
de véhicules. J'ai prescrit à mes hommes
de tout faire pour tenir à distance leurs camarades
des tranchées de droite [...]
Je t'ai parlé de l'odeur des vivants. Il faut
que je te parle de l'odeur des morts. Tant pis pour
toi. [...] Nous ne vivons pas "dans" l'odeur
des morts, pas plus qu'au printemps 1914 nous ne vivions
à Paris "dans" l'odeur de l'essence
d'autos. Mais l'odeur des morts fait partie de notre
paysage ordinaire. [...]
Le plus curieux de l'affaire, c'est la façon
dont les hommes vivants prennent ça. [...]
D'abord, et cela se devine, les hommes ont acquis
une grande familiarité avec les choses de la
mort. Ils ne s'en émeuvent pas facilement.
Quand le vent leur apporte une odeur de macchabée,
ils remarquent presque en rigolant : "ça
schlingue !" [...] Quand, au détour d'un
boyau, ils voient dépasser de la terre les
deux pieds d'un cadavre encore dans leurs chaussures
(spectacle assez fréquent), ils diront très
bien, si les pieds sont un peu importants : "ben
! le frère, il ne chaussait pas du 38."
[...] A côté de ça, il subsiste
des dégoûts très vifs, des peurs
presque superstitieuses. J'ai vu des hommes se faire
engueuler, menacer de punitions graves, plutôt
que d'accepter d'enlever, à l'aide de leurs
outils habituels, des morceaux de cadavres engagés
précisément dans une paroi ou un parapet.
Mais j'en ai vu un autre débourrer sa pipe
en la tapotant contre une tête de tibia, nette
de chair, [...], qui émergeait du sol [...]
Un camarade m'a conté que dans une tranchée
du Soissonnais, [...], les hommes accrochaient volontiers
leur képi, ou la courroie d'une musette, à
une main, desséchée et toute noire,
qui sortait de la paroi, à bonne hauteur, [...],
mais qu'ayant voulu mettre fin à cette pratique
qui lui répugnait, et donné l'ordre
de couper la main et de l'enterrer, il n'avait trouvé
personne pour exécuter le travail."
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(J.Romains,
Les hommes de bonne volonté, prélude à
Verdun, 1938, Paris 1988, p. 102-105, collec. Bouquins,
éd. Robert Laffont) |
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